Le 2 septembre 1969 s’éteint Hô Chi Minh. Quarante ans après, comment évalue-t-on l’héritage de cette figure historique de l’indépendance du Vietnam ?
Alain Ruscio. Hô Chi Minh a consacré sa vie à rechercher la solution pour sortir de l’enchaînement dans lequel était tombée sa patrie à l’époque coloniale française. Ce qui subsiste aujourd’hui c’est justement le fait qu’il ait réussi à trouver cette voie. Il est le père de l’indépendance du Vietnam à l’ère moderne, celui qui a permis à son peuple de retrouver sa fierté d’être vietnamien, la « rage d’être vietnamien » comme disait Jean-Claude Pomonti dans un de ses livres célèbres (la Rage d’être vietnamien, Le Seuil, 1974 - NDLR). C’est ce que les Vietnamiens ont retenu et ce qui a créé le fondement de cet attachement à l’« Oncle Hô ». Mais le message dépasse les frontières du Vietnam. Hô Chi Minh a été le premier à s’opposer à la colonisation et la proclamation d’indépendance du Vietnam le 2 septembre 1945 a eu un écho et une signification qui ont largement dépassé les frontières du pays. Il fut un temps où Hô Chi Minh était considéré au même titre que Gandhi, Nehru, Sukarno et tous les grands leaders indépendantistes.
Existe-t-il une « pensée », une « théorie » Hô Chi Minh ?
Alain Ruscio. Hô Chi Minh est un penseur mais il ne donne pas l’impression de publier des textes théoriques. Il n’a jamais eu la prétention de théoriser comme ont pu le faire d’autres dirigeants des grands mouvements communistes. Il était, en même temps, très pratique, n’hésitant pas à traiter tous les aspects de la vie : en recommandant, par exemple, aux gens de ne pas laisser une seule parcelle de terre sans y semer des grains de riz dans les périodes de pénuries, ou en rappelant aux cadres d’être toujours proches de la population et non des « mandarins rouges ». De ces concepts très concrets, il se dégage une grande réflexion sur ce que doivent être les liens entre un parti au pouvoir et la population.
Est-il léniniste ou s’inscrit-il plutôt dans une pensée nationale ?
Alain Ruscio. C’est compliqué. Sa conception léniniste du parti est un instrument au service d’une cause, celle de l’indépendance. Hô Chi Minh est à l’origine de deux partis communistes dans le monde (le français et le vietnamien). Il a fondé, dans des conditions très difficiles de la lutte anticoloniale et de la clandestinité, un parti actif depuis 1930 et relevant d’une organisation quasi-militaire. En même temps, Hô Chi Minh avait le sens de la fraternité entre militants. Par exemple, il n’a jamais associé son nom à des purges internes. Pour lui, le parti doit être discipliné et uni mais pas au prix d’éliminations physiques.
En 1954, le Vietnam est indépendant mais divisé, quel a été le rôle de Hô dans la réunification ?
Alain Ruscio. En 1954, les Vietnamiens sont meurtris par la partition du Vietnam, mais ils n’ont pas bien compris qu’ils étaient isolés et qu’il leur serait impossible de procéder rapidement à une réunification. Bien que déjà vieux routier, je crois qu’Hô Chi Minh a « péché », si j’ose dire, par naïveté. Il a cru qu’on laisserait son petit pays tranquille et qu’il cesserait d’être un jeu entre grandes puissances. Les pacifistes qui passaient alors à Hanoi et qui rencontraient Hô, vers 1955-1956, rapportent qu’il pensait sincèrement imposer les élections dans l’ensemble du territoire. Or ce sont les États-Unis qui ont pris la relève de la France dans la stratégie indochinoise. Ils ont décidé que le 17e parallèle deviendrait une frontière, alors que les Soviétiques et les Chinois jugeant la situation bloquée s’en sont désintéressés. En janvier 1957, l’URSS a même proposé l’admission des deux Vietnam à l’ONU. Les Vietnamiens ont alors compris que s’ils voulaient l’unité du pays, il leur fallait rentrer dans une nouvelle guerre. Ce qui aboutit à la création du Front national de libération en 1960.
Quel a été son rôle dans la guerre contre l’occupation américaine ?
Alain Ruscio. Surtout emblématique. À cette époque, il y a une incontestable sympathie pour le maoïsme dans la direction du Parti communiste du Vietnam (PCV), ce qui ne pouvait plaire à l’Oncle Hô. Car, au début des années 1960, c’est la rupture entre Moscou et Pékin. Ceux qui sont considérés, à tort ou à raison, comme « pro-soviétiques » sont mis sur la touche. Hô ne voulait pas de ce schisme et il se place du côté de l’unité, il ne veut pas choisir de camp et obtient que, publiquement, le PCV ne se range pas d’un côté ou de l’autre. Ce qui est déjà une victoire. Hô avait senti le danger et ne voulait pas être chef de clan. Il considérait l’unité du parti vietnamien et celle de l’Internationale communiste comme très précieuses et c’est tout le sens de son testament. Hô reste l’homme de l’unité et de l’harmonie, ce qui est très confucéen. Dans la période que traversaient les Vietnamiens, ils ne pouvaient pas se permettre d’être divisés. Il s’agit d’un moment important dans les relations entre le Vietnam et le mouvement communiste international. Et puis le pays est en guerre et il a besoin de tous les appuis. La visite de Kossyguine à Hanoi, en février 1965, fait prendre conscience à l’URSS de la dimension du conflit et de ses enjeux. Les Américains déversent l’agent orange, le napalm, utilisent les bombes à billes. Moscou se décide enfin à aider le Vietnam à une grande échelle en livrant des armes, missiles sol-air et autres matériels militaires modernes. Les Chinois n’auraient pas pu suivre, ne disposant de tels armements même s’ils ont aussi aidé en logistique, en armes légères, en équipements et en nourriture.
Quelle est la situation à la mort de Hô ?
Alain Ruscio. Tout le monde se réfugie derrière cette figure emblématique. Les Vietnamiens sont encore sous le choc de l’offensive du Têt de 1968. Elle a été un important succès politique pour l’opinion internationale, mais l’armée vietnamienne a souffert ; elle a perdu des centaines de milliers d’hommes. À cette époque, les dirigeants sont loin d’être sûrs d’une victoire militaire. Sur le plan diplomatique c’est autre chose : ils ont réussi à faire de la question vietnamienne une question internationale incontournable. L’opinion publique américaine bascule. Johnson ne se représente pas. Les États-Unis ont compris alors qu’ils ne gagneraient pas la guerre.