• Avec « Marius et Jeannette », 1997, Robert Guédiguian réenchante le monde : l’affiche du film est placardée dans de nombreuses Assedic occupées par les chômeurs parmi les slogans mobilisateurs. Déjà en 1992 et 1995, la dynamique est enclenchée. « L’Argent fait le bonheur », fable subversive, conte d’agit-prop, fait son miel de toutes les beautés du monde et ses douleurs et colères de toutes ses vilénies, refusant « l’enlisement du vouloir dans l’impuissance d’agir ». Dans « A la vie, à la mort ! », tragédie optimiste, des paumés généreux et truculents fomentent des bonheurs au quotidien pour repousser la poisse : il sort juste avant le grand mouvement social contre le Plan Juppé de la Réforme de la Sécurité Sociale. Mais à la fin des années 90, l’élan se brise, l’enthousiasme s’effondre. « La Ville est tranquille », 2000, est un film d’impasses et de manques. Dans « Mon père est ingénieur », 2004, la fragmentation de la société, les réflexes communautaristes favorisent les replis frileux et agressifs à la fois. Par contre, en 2008, « Lady Jane », malgré l’emprise de la désespérance, recèle une espérance muette : ce film se clôt sur un groupe rock dont le nom Nacimiento signifie naissance.
Espérer l’inespéré ou rallumer tous les soleils ?
Robert Guédiguian semblait s’être éloigné d’un monde qui s’était éloigné de lui et qui a vu s’effilocher l’héritage d’un siècle de luttes, il rend à nouveau palpable la place vide du rêve et de l’espérance : enrayer la spirale régressive avec ce qu’on peut mettre d’avenir autre sur un présent délabré. Au lieu de ressasser les échecs, il se tourne vers des valeurs encore capables de fonctionner, une manière de susciter, ici et maintenant, un désir, une exigence de luttes. Avec « L’Armée du crime », il opère un retour vers une matrice originelle et élective, un espace de passé fortifié que l’on voudrait voir relancé. En 1941, au sein de la MOI (Main d’œuvre Immigrée), organisation du PCF, se constitue, autour de Manouchian, ouvrier poète arménien, un groupe de combattants, émigrés juifs, italiens, espagnols, polonais, hongrois et roumains, qui multiplient exécutions et attentats contre les troupes hitlériennes, lutte clandestine popularisée par le poème d’Aragon mis en musique par Léo Ferré : « Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent ». Traqués par les brigades spéciales d’une police française zélée, ils furent arrêtés et fusillés au Mont Valérien le 21 février 1944, les services de propagande allemande et française placardèrent sur les murs cette Affiche Rouge où dix de ces combattants de la liberté étaient présentés comme une « armée du crime », terroristes métèques, juifs, communistes.
« Amoureux de vivre à en mourir »
Alors que le film de Frank Cassenti en 1976 mettait les événements à distance, celui de Guédiguian de facture classique porte haut les couleurs populaires de la fraternité et de la lutte et touche au plus profond du sentiment de la vie : quartier de Belleville avec ses cours et petits ateliers, entraînements à la piscine et compétition, réunions familiales ponctuées de chansons, dévotion amoureuse et amour maternel, tout ce qui constitue le passage de lumière entre soi et soi, et les autres. Tout en montrant une résistance plurielle et singulière (détermination, peur, violence accompagnée d’interrogations), Guédiguian s’attache aux choses tendres et simples de la vie : l’eau de la Seine vue au travers du fourgon grillagé, fleurs entraperçues par delà une vitre translucide, coulées de soleil au travers des feuilles. Son réalisme, il ne le recherche pas dans un décor reconstitué et filmé en tant que tel mais au fond de la tête, du cœur et des tripes de ces « amoureux de vivre à en mourir ». Il assume pleinement la dimension pédagogique de son film, une fiction documentée qui, dès lors, n’est plus une vérité perdue : « Il y aura toujours des choses auxquelles il faudra résister », des lieux et des moments où le « nous » de demain, comme celui d’aujourd’hui, peut à nouveau se nouer.
Alphonse CUGIER